Scène II.

[141] Marguerite, Miss Anna, couverte d'un manteau écossais, et tenant à la maiu une lanterne éteinte; elle est vêtue d'une robe bleue et coiffée en cheveux.


MARGUERITE. Qui vient là? miss Anna, pâle et tremblante. Qu'avez-vous, mon enfant?

ANNA, ôtant son manteau, et posant sa lanterne dans le coin de la cheminée. Rien, dame Marguerite.

MARGUERITE. Moi qui vous croyais dans votre appartement: d'où venez-vous donc?

ANNA. De traverser ces ruines.

MARGUERITE. Dieu soit loué! c'est vous que j'ai vue tout à l'heure! Et vous osez seule, la nuit ...

ANNA. Aussi je tremblais. Mais c'est égal, Gaveston vient de sortir, et je voulais visiter ce superbe bâtiment qui est au milieu du parc. J'ai été jusque-là et je n'ai pu y pénétrer.

MARGUERITE. Je le crois bien; depuis qu'on a appris la mort du comte, tout est fermé, on y a mis les scellés, et on ne les lèvera que demain après la vente.

ANNA, à part. O ciel! quel contre-temps!

MARGUERITE. Mais quelle idée de sortir à une pareille heure, au lieu de[141] venir auprès de moi, qui suis si heureuse da vous voir? Car, depuis hier votre arrivée, à peine ai-je pu vous parler: ce Gaveston était toujours là.

ANNA. Tu as raison; d'autres idées qui m'occupent ... Pardonne-moi, ma bonne Marguerite.

MARGUERITE. Qu'êtes-vous devenue? que vous est-il arrivé depuis que cette noble famille a quitté ces lieux? depuis le jour où vous suivîtes la comtesse d'Avenel, où son mari alla rejoindre l'armée des montagnards, et où mon petit Julien fut embarqué pour la France, avec ce vilain gouverneur, dont je me défiais?

ANNA. Hélas! mon compagnon d'enfance, Julien, a disparu, et l'on ignore son destin; son père vient de mourir dans l'exil, et la comtesse d'Avenel, retenue longtemps dans une prison d'État ...

MARGUERITE. O ciel!

ANNA. Je l'ai suivie, Marguerite, je n'ai point quitté ma bienfaitrice; pendant huit ans, je lui ai prodigué mes soins, j'ai tâché de mériter le nom de sa fille qu'elle me donnait; mais à sa mort, quelle différence! il fallut suivre ce Gaveston qu'on avait nommé mon tuteur ... Et dans un voyage où je l'accom pagnai, il y a trois mois, sur le continent, il m'avait laissée pour quelques jours, dans une campagne, aux soins d'une de ses parentes ...

MARGUERITE. Eh bien?

ANNA. Eh bien! ... Je ne sais pas si je dois te raconter le reste.

MARGUERITE. En quelle autre que moi aurez-vous plus de confiance?

ANNA. La guerre venait d'éclater, on se battait aux portes mêmes du parc où nous étions, et un jeune militaire dangereusement blessé ... c'était un de nos soldats, un compatriote, pouvais-je ne pas le secourir? Et puis, te l'avouerai-je, malgré moi je pensais à Julien: Julien devait être de son âge, et je me[142] disais: Peut-être le fils de mes maîtres est-il ainsi malheureux et sans secours!

MARGUERITE. Quoi! vous pouvez penser ...

ANNA. Calme-toi, ce n'était pas lui, car je sais son nom; mais le retour de Gaveston nous fit partir sur- le-champ; et depuis, je n'ai plus revu mon jeune officier, qui aura pris ma présence pour un songe, et qui, sans doute, m'a déjà oubliée.

MARGUERITE. Tandis que vous, je devine, vous y pensez encore: vous l'aimez peut-être, et c'est ce qui me fait du chagrin.

ANNA. Et pourquoi?

MARGUERITE. Il me semblait que vous n'auriez jamais aimé que Julien, du moins, c'étaient là mes idées, et vingt fois j'ai rêvé à votre union.

ANNA. Qu'oses-tu dire? lui, héritier des comtes d'Avenel, et moi, pauvre orpheline, sans biens, sans naissance; c'est ainsi que je reconnaîtrais les bontés de mes bienfaiteurs! Non, Marguerite; Julien, autrefois mon ami, mon frère, est maintenant monseigneur, mon maître; c'est comme tel que nous devons le respecter, le servir, et nous sacrifier, s'il le faut, pour sauver son héritage.

MARGUERITE. Et par quels moyens, c'est demain que l'on vend son domaine; un autre que lui va acquérir les droits et surtout le titre de comte d'Avenel; et si Julien existe encore, s'il revient jamais, il ne sera plus qu'un étranger dans le château de ses pères.

ANNA. Qui sait? pourquoi perdre courage? moi, j'ai bon espoir.

MARGUERITE. Que voulez-vous dire? On entend un sou de cor.

ANNA. Tu le sauras ... Entends-tu? on ferme la porte du château; Gaveston vient de rentrer. Écoute-moi bien, Marguerite: dans[143] un instant peut-être quelqu'un des environs viendra réclamer l'hospitalité au nom de saint Julien d'Avenel.

MARGUERITE. Qui vous l'a dit?

ANNA. Tu le feras entrer et tu tâcheras qu'on lui donne cet appartement.

MARGUERITE. Oui, Mademoiselle, oui, soyez tranquille; je l'attendrai, s'il le faut, toute la nuit. Pour vous et pour Julien qu'est-ce que je ne ferais pas?

ANNA. Pars, c'est Gaveston.

MARGUERITE. Adieu! adieu, mon enfant. Elle sort.


Quelle:
Boieldieu, François-Adrien: La dame blanche, in: Eugène Scribe: Théatre de Eugène Scribe de l'Académie Française, V,1: Opéras-comiques, Paris 1856, S. 141-144.
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