Scène IV.

[125] Georges, Dikson.


GEORGES. Voilà donc qui est convenu! je reste ici! je suis de la famille! mais je ne me serais pas attendu ce matin à la nouvelle dignité qui m'arrive.

DIKSON. Peut-être que cela vous contrarie?

GEORGES. En aucune façon! Que veux-tu que fasse un officier en congé? autant qu'il soit parrain qu'autre chose; ça utilise ses moments; c'est encore un service indirect qu'il rend à l'État.

DIKSON. C'est toujours bien de l'honneur que vous faites à un simple fermier; d'autant qu'à la naissance d'un enfant il y a toujours, comme disaient nos pères, de malignes influences qui le menacent ... ici surtout!

GEORGES. Vraiment!

DIKSON. Oui, le pays est mauvais. Mais je suis de l'avis de ma femme, vous nous porterez bonheur! A propos de cela, mon officier, vous ne m'avez pas dit votre nom?

GEORGES. C'est juste: avant de donner un nom à ton fils, il faut que je te dise le mien; on m'appelle Georges.

DIKSON. Georges!

GEORGES. Oui, voilà tout.

DIKSON. Georges: ce n'est là qu'un nom de baptême.

GEORGES, souriant. Eh bien! aujourd'hui c'est ce qu'il te faut, tu n'en as pas besoin d'autre. Georges Brown, si tu veux? Du reste, je serais bien embarrassé d'en dire davantage: excepté quelques souvenirs vagues et confus, ma mémoire ne me retrace rien de mon enfance ni de ma famille. J'ai quelques idées de grands domestiques en habits galonnés qui me portaient dans leurs bras; d'une jolie petite fille avec laquelle j'étais élevé ... d'une[125] vieille femme qui me chantait des chansons écossaises. Mais tout à coup, et j'ignore comment, je me suis vu transporté à bord d'un vaisseau, sous les ordres d'un nommé Duncan, un contre-maître qui se disait mon oncle, et que je n'oublierai jamais, car il m'apprenait rudement le service maritime! Au bout de quelques années d'esclavage et de mauvais traitements, je parvins à m'échapper, et je débarquai sans un schelling dans ma poche.

DIKSON. Pauvre jeune homme!

GEORGES. Je n'étais pas à plaindre; j'étais libre, j'étais mon maître. Je me fis soldat du roi Georges. En avant, marche! le sac sur le dos! Depuis ce moment-là je suis le plus heureux des hommes; tout m'a réussi; il semble que la fortune me conduise par la main. D'abord, à ma première affaire, j'avais seize ans: me souvenant encore de mon état de matelot, je jette là mon fusil, je grimpe à une redoute, j'y entre le premier, et mon colonel m'embrasse en présence de tout le régiment. Mon brave colonel! ce fut pour moi un père, un ami! il me prit en affection, s'occupa de mon éducation, de mon avancement. Il y a six mois, dans le Hanovre, je venais d'être nommé sous-lieutenant, lorsque je me trouvai à côté de lui, en face d'une batterie! »Georges! me criait-il, va-t'en!« et il voulait se mettre devant moi. Tu te doutes bien que je me suis élancé au-devant du coup, mais en vain! nous tombâmes tous les deux, et lui pour ne jamais se relever!

DIKSON. Il est mort!

GEORGES. Oui, au champ d'honneur! de la mort des braves! Otant son chapeau. Puisse-t-il prier là- haut pour qu'il m'en arrive autant! Quand je revins à moi, je me trouvai dans une chaumière qui m'était inconnue, et je vis tout à coup apparaître une jeune fille, à qui sans doute je devais la vie, et qui chaque jour venait me prodiguer des soins. C'était la physionomie la plus douce et la plus touchante! Il m'était défendu de parler, et je ne pouvais lui témoigner que par des gestes et ma reconnaissance et le désir que j'avais de connaître ma bienfaitrice. »Plus tard, me disait-elle, quand vous irez mieux!« Maisun jour je l'attendais à l'heure accoutumée, elle ne vint plus; et[126] cependant la veille, en me quittant, elle m'avait dit: »A demain!« Aussi, dans mon inquiétude, dans mon impatience, je me hâtai d'abandonner la chaumière; j'en sortis tout à fait guéri, mais amoureux comme un fou; et depuis, malgré mes soins et mes recherches, impossible de découvrir les traces de ma belle inconnue!

DIKSON. C'était peut-être votre bon ange, quelque démon familier, comme il y en a tant dans le pays.

GEORGES. Vraiment, je vous reconnais là, vous autres Écossais. Mais, en revanche, j'ai trouvé à Londres une ancienne connaissance, mon ami Duncan, qui est, je crois, mon mauvais génie; il a paru stupéfait en m'apercevant avec mon nouveau grade. J'avais bien envie, malgré notre parenté, de lui rendre tout ce que j'avais reçu de lui; mais il était vieux et souffrant, et n'a pas, je crois, longtemps à vivre; j'ai partagé ma bourse avec lui, et ne lui demande rien, pas même son héritage.

DIKSON. C'est très-bien; ça vous portera bonheur.

GEORGES. C'est justement ce qu'il m'a dit en me quittant.


Quelle:
Boieldieu, François-Adrien: La dame blanche, in: Eugène Scribe: Théatre de Eugène Scribe de l'Académie Française, V,1: Opéras-comiques, Paris 1856, S. 125-127.
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